mardi 30 décembre 2014

Jacques Ellul - "Le système technicien"

Extraits d'une très bonne analyse de la "Technique" selon Jacques Ellul, définition, caractéristiques, relation avec l'homme et conséquences sur lui, autoacroissement... Je vous conseille la lecture du texte complet dont le lien est donné en bas de page.

Ellul explique ce qu’il entend par « technique ». (...) Ce terme fut longtemps circonscrit au seul critère d’efficacité, désignant comme « technique » toute application de moyens nouveaux et étendant ce terme à tous les domaines possibles. Pour l’auteur, il fallut attendre l’avènement de l’ordinateur pour que la technique cesse d’être une addition de techniques et qu’au travers « de la combinaison et de l’universalisation » de l’ensemble des procédés techniques, elle trouve une sorte d’autonomie et de spécificité, se présentant alors comme milieu et comme système. (...)

Autrefois, la technique était un enjeu mais, depuis l’avènement de l’informatique, elle a changé de nature pour former à l’intérieur de la société un véritable « système technicien ». (...) La technique est devenue milieu. La technique généralisée forme alors un « écran continu », un « univers de moyens » à la fois exclusif et total. Même « les relations humaines ne peuvent plus être laissées au hasard, elles ne sont plus l’objet de l’expérience, de la tradition, de codes culturels, de symboliques : tout doit à la fois être mis au jour […], élucidé, puis transformé en schémas techniques applicables […] de façon à ce que chacun apporte sa construction d’une part, et d’autre part joue exactement le rôle que l’on attend de lui » (...)

Cette médiation technique est perçue comme étant « stérile et stérilisante », contrairement aux systèmes de médiations antérieurs. Autrefois ils étaient « plurivoques, équivoques et instables » mais profondément enracinés dans un incons­cient riche et créateur alors que la technique, elle, bien qu’elle soit univoque et stable, paraît pour l’auteur superficielle, sans souvenir et sans projet. (...)

La relation entre la technique et l’homme est elle-même non médiatisée. Dans ce milieu ambiant, la relation à la technique est toujours immédiate et sans distance, car « le système envahit la totalité du vécu et la pratique sociale entière », le système technique médiateur devenant ainsi le « médiateur universel » (...) La technique est devenue de fait le milieu de l’homme, il ne vit plus en contact avec la réalité de la nature, mais au milieu d’un environnement façonné par la technique et constitué d’objets techniques. (...)

Il est admis, d’après Ellul, que la technique modifie de façon radicale les rapports humains, les schémas idéologiques ou les qualités de l’homme. Ces changements, Ellul les considère comme imposés à l’homme par son existence contrainte dans le milieu technicien. (...)

Ellul reprend Baudrillard qui a montré à quel point la culture de masse issue de la technique est « l’inverse absolu de la culture conçue, premièrement, comme un patrimoine héréditaire d’œuvres, de pensées et de traditions et, secondement, comme une dimension continue d’une réflexion théorique et critique sociale. (...) Du fait même de la technique, l’ensemble culturel subit une profonde mutation, bien plus qu’une simple modification.

Le premier aspect du système technicien est sans doute sa spécificité par rapport à d’autres systèmes. La technique ou les techniques ne sont comparables à rien d’autre et ont des spécificités communes aussi diverses qu’elles soient. Toutes les « parties » de la technique sont également en corrélation, ce qui implique qu’on ne peut modifier une technique sans qu’il n’y ait de répercussions sur d’autres techniques, méthodes ou objets. Par ailleurs, les combinaisons entre les techniques produisent des effets techniques et également d’autres méthodes et d’autres objets. Comme tout système, celui technicien a une forte propension à l’autorégulation au niveau de son développement et de son fonction­nement, ce qui accentue pour l’auteur son caractère « autonome » par rapport à l’humain. (...) L’auteur voit cependant cette facilité d’acclimatation comme une nécessité du système dans la mesure où il le perçoit déjà comme dominant. (...)

Ce qui inquiète Ellul, c’est que le système technicien n’obéit qu’à une loi : celle de l’évolution indéfinie de la technique. Bien qu’il ne soit pas doté d’objectifs ou de fins particulières, c’est son mode d’être. Pour l’auteur, le système ne peut pas se stabiliser puisqu’il comporte en lui-même son propre principe d’expansion. Ainsi toute contestation ou remise en question du système, n’est jamais qu’une opportunité pour celui-ci de développer d’autres techniques, d’autres procédures, des nouveaux moyens intégrant chaque fois un degré supérieur d’information et renforçant, en fin de compte, le système. (...)

Un certain nombre de problèmes provoqués par la technique, comme ─ entres autres ─ la crise de l’emploi, la pollution, la croissance démographique, pourront être résolus par le système lui-même. Mais il voit ensuite d’autres problèmes qui selon lui n’ont aucune possibilité de solution technique. C’est le cas du « caractère totalitaire » du système, de la complexification indéfinie, de la reconstitution de l’environnement humain qui a été détruit, de la recherche de qualité de vie, de la dénaturalisation de l’homme, etc. L’auteur considère ces problèmes insolubles car il faudrait pouvoir remonter à la source du système technicien pour modifier la totalité de la démarche et de l’organisation technicienne, or cela est impossible. (...)

[La] technique autonome, cela veut dire qu’elle ne dépend finalement que d’elle-même, elle trace son propre chemin, elle est un facteur premier et non second, elle doit être considérée comme un « organisme » qui tend à se clore, à s’autodéterminer : elle est un but par elle-même. L’autonomie est la condition même du développement technique. (...)

La technique ne progresse pas en fonction d’un idéal moral ou au nom de certaines valeurs ou d’un bien à atteindre. La technique progresse pour elle-même. Ensuite, la technique ne semble accepter aucun jugement moral à son propos. (...) Cela montre à quel point le monde technique est devenu autonome. (...)

L’homme, plongé dans la sphère du technique, n’est plus autonome par rapport aux objets que lui apporte ce système qui se présentent comme un « déjà là » auquel il ne peut que se conformer. L’homme de cette société n’a plus « aucun point de référence intellectuel, moral, spirituel à partir de quoi il pourrait juger et critiquer la technique » (...)

Ellul ne rejette pas la technique en soit, cette dernière n’étant ni bonne ni mauvaise (ni neutre) pour lui, mais problématiquement ambivalente. L’effet pervers viendrait surtout de son autoaccroissement suivant sa propre logique, qui semble n’avoir pas de fin, tout en échappant à tout contrôle démocratique. (...) « Ce système, qui s’auto-engendre, est aveugle. Il ne sait pas où il va. Il n’a aucun dessein. Il ne cesse de croître, d’artificialiser l’environnement et l’Homme, de nous emmener vers un monde de plus en plus imprévisible, et aliénant. »

Source : http://effingo.be/philo/le-systeme-technicien-─-jacques-ellul/
Alexis Jurdant, 2009. Licence Creative Commons-BY-SA.

vendredi 26 décembre 2014

Guillaume de Machaut (1300-1377)

Pour les amateurs de musique médiévale, une petite sélection d'interprétations variées de Guillaume de Machaut. Les siècles passent, et ces petits bijoux restent.

1, 6, 8 : Ensemble Gilles Binchois - Dominique Vellard, "Le jugement du roi de Navarre"
2 : Falsobordone, "Fikon, Fiddlor och Finlir"
3 : Anwnn, "Orbis alia"
4 : Sarband, "Danse gothique"
5 : Oxford Camerata, Jeremy Summerly, "La Messe De Nostre Dame / Songs from Le Voir Dit"
7 : Faun, "Lichtbilder"


mercredi 24 décembre 2014

Yan' Dargent (1824-1899)

Yan' Dargent (de son vrai nom Jean-Edouard Dargent) est un peintre breton. Inspecteur des travaux dans une compagnie de chemins de fer, il démissionne en 1850 pour se consacrer à l'illustration et la peinture.

Il gagne sa vie par l'illustration pour des revues et des livres ainsi que pour les fresques qu'il réalise pour des édifices religieux (cathédrale Saint-Corentin de Quimper, église de Saint-Servais...). Ses peintures plus personnelles eurent moins de succès. Attaché à sa région natale, il n'eut jamais de grande notoriété parisienne.

Il est enterré à Saint-Servais depuis 1899, sa tête ayant été spécialement séparée en 1907 du reste de son corps, pour reposer dans un ossuaire à côté de la tête de sa mère (pratique qui existait à l'époque en Bretagne !)

Les informations ne sont pas légion sur Internet ainsi que ses oeuvres, voici quelques-unes de ses réalisations.


Les vapeurs de la nuit, 1896
Les lavandières de la nuit, 1861
"La divine comédie", 1879
"Edgar Poe et ses oeuvres", 1862
"La divine comédie", 1879.
Chasse nocturne aux bécasses
en Bretagne, 1868

samedi 6 décembre 2014

Céu - Vagarosa

Céu - Vagarosa
Six Degrees / Urban Jungle, 2009

Sobre o amor e seu trabalho silencio
Cangote
Comadi
Bubuia
Nascente
Grains de beauté
Vira lata
Papa
Ponteiro
Cordão da insônia
Rosa menina Rosa
Sonâmbulo
Espaçonave

C'est le deuxième album de la chanteuse brésilienne Céu, sorti en 2009. Celui-ci est dans la lignée de son premier album ("Céu", 2005). Après une courte intro guitare/chant, on rentre dans le vif du sujet. Les 42 minutes de ce disque mêlent musiques brésilienne et influences électroniques. Oui, on pense immédiatement à Bebel Gilberto quand on lit çà. Mais Céu se libère à la fois d'une redite de son aînée et d'un potentiel écueil "bobo"/lounge en ne noyant pas sa musique dans un ensemble trop vaporeux et en laissant les instruments s'exprimer pleinement dans ce cadre pourtant tranquille et laisse l'oreille à l'affût. L'album navigue ainsi entre dub ("Cangote", avec quelques scratches et un orgue d'un bel effet), orchestrations vintage ("Vira lata"), trip-hop (le langoureux "Grains de beauté"), ambiance un peu plus jazzy ("Nascente" avec une bonne ligne de basse, mellotron, solos de trompette), hommage aux anciens ("Rosa menina Rosa", reprise de Jorge Ben, moins rythmée que l'original mais retravaillée dans un sens plus planant et avec une batterie assez en avant)... Cette variété n'empêche pas la cohérence grâce à un mixage soigné et une approche "par petites touches" qui permet de faire co-exister cuivres, samples et instruments divers, le tout dans une ambiance relax mais pas évanescente. La lente ballade "Ponteiro" en est une bonne illustration : on ne remarque que le chant et l'orgue Hammond, et puis on distingue plein de sons en arrière-plan (samples, quelques notes de melodica et de guitare, batterie très discrète) qui enrichissent le morceau sans le perturber.

Bref, Céu n'offre ni un album pour danser, ni de la bossa mélancolique, et ce n'était pas le but. Juste à la bonne longueur, loin d'être un album soporifique si tant est qu'on y reste attentif ou d'être la bande son qu'on n'écoute pas d'un café lounge, "Vagarosa" comporte juste ce qu'il faut de variété dans son approche musicale tout en ne perdant pas son fil conducteur et pas mal de petites subtilités au niveau des arrangements, et qu'on découvre encore après plusieurs écoutes (à écouter certes au calme chez soi pour les apprécier au mieux). Aucune grande pompe, pas de racolage électro-boum boum, juste un très bon disque dans son genre, travaillé et bien ficelé.

Titres préférés : "Bubuia", "Comadi", "Grains de beauté", "Nascente", "Rosa menina Rosa".
Quelques extraits ici :

dimanche 23 novembre 2014

Cornelius Castoriadis, une leçon de démocratie [Extraits]

Extraits d'un long entretien avec Cornelius Castoriadis diffusé à la télévision française en 1989. Démocratie représentative, démocratie athénienne, libéralisme, etc. Du passé peut émerger une réflexion sur le présent.

"Il y a d'abord le mot lui-même : démocratie, démos, Kratos. Kratos veut dire le pouvoir, démos c’est le peuple, donc la démocratie, c’est le pouvoir du peuple. Ça veut dire déjà, dans la conception grecque, que ça n’est bien entendu pas le pouvoir d’une oligarchie. Ça veut dire aussi que le peuple exerce lui-même le pouvoir. C’est-à-dire, c’est une démocratie directe. Comment il l’exerce à Athènes par exemple ?"

(...)

"Ces lois sont votées avec la clause fantastique : « Il a semblé bon au démos et la Boulé », c’est-à-dire au peuple et au Conseil. On ne dit pas que c’est la vérité absolue, que c’est Dieu qui a donné les tables de la loi, on dit : en ce moment-ci, les Athéniens ont cru bon de voter cette loi. Ce qui veut dire que, cinq ou dix ou vingt ans plus tard, on peut la changer."

(...)

"Ces magistrats, on peut les classer en deux catégories : il y a des magistrats qui représentent en un sens la cité, la polis, et ces magistrats-là sont tirés au sort parmi tous les citoyens, puisque tout citoyen est supposé être également capable que tout autre de représenter la polis et d’exercer la fonction de magistrat. Et puis, il y a certains offices, certains postes, dont les Athéniens considèrent qu’ils impliquent, pour leur exercice, un savoir spécifique, c’est-à-dire une techné, c’est l’un des sens du mot techné, et là, il n’est pas question de tirer au sort, on élit. Ces postes-là sont électifs, mais ceux qui sont élus peuvent toujours être révoqués d’une certaine façon. C’est-à-dire qu’un citoyen peut engager une procédure en disant : Périclès a violé la loi en faisant telle ou telle chose et le tribunal décide."


Vestiges du Bouléterion d'Akrai (Sicile), M. Disdero, 9 Juin 2006

"La politique chez les Grecs, c’est comment faut-il instituer la société ? C’est-à-dire quelle est la bonne société, la juste société et par quelles institutions cette bonne, juste société peut s’incarner ? Et la réponse démocratique, c’est que ce n’est que le peuple qui doit vivre sous ces lois qui peut décider de quelles sont les meilleures lois."

"Chez les Grecs, il n’y a pas l’idée de la représentation. Encore une fois, personne ne dit que tout le monde peut décider à tout moment de toute chose. Ou bien il y a des spécialistes, ou bien il y a des magistrats. Mais il y a des magistrats qui ne sont pas des représentants au sens que le peuple a dit : on leur délègue tout pouvoir pendant une certaine période comme nous faisons. C’est simplement des émanations de la cité qui l’incarnent à certains égards et pour certaines fonctions.

Chez les Modernes, l’idée de la démocratie représentative va de pair avec ce qu’il faut bien appeler une aliénation du pouvoir, une autoexpropriation du pouvoir, c’est-à-dire la population dit : « Pendant cinq ans, je n’ai rien à faire sur le plan politique, j’ai choisi 548 personnes qui vont s’occuper de mes affaires, dans le cadre de la Constitution, avec certaines garanties, etc. » Le résultat, c’est que pendant ces cinq ans, les citoyens ne sont pas actifs, ils sont passifs. Et même le jour des élections, mais ça c’est une autre discussion, de quoi peuvent-ils décider ? On leur présente deux personnages ou deux partis, et toutes les options qui vont apparaître pendant ces élections-là sont déjà prédéterminées, bien entendu, par la situation créée pendant les cinq années précédentes. Il y a là une énorme différence."

Athéna dite « Athéna Mattéi ». Musée du Louvre.

Rousseau le savait déjà, il le dit : « les Anglais croient qu’ils sont libres parce qu’ils élisent leurs députés une fois tous les cinq ans. Ils sont libres un jour sur cinq ans », et même là, comme on le disait tout à l’heure, c’était trop concéder parce que ce jour-là, les jeux sont déjà joués. Nous ne pouvons évidemment pas penser qu’il peut y avoir une ecclésia, une église, de 55 millions de Français, ou des 35 millions, qui sont la majorité politique électorale, mais nous pouvons nous inspirer de l’idée de la démocratie directe et nous pouvons essayer de trouver des formes par lesquelles, d’abord au niveau local, au niveau de l’entreprise, au niveau des autres institutions, les gens s’autogouvernent et que toute délégation qui est faite vers des organes centraux reste sous le contrôle des populations.

(...)

Et ça, il faut l’opposer à une phrase, très bien dite, de Benjamin Constant, vers 1820, quand il oppose la démocratie chez les Modernes à la démocratie chez les Anciens, où il dit à peu près cela… Constant était un libéral, il était pour la démocratie représentative, pour le suffrage censitaire, il pensait que les ouvriers, étant donné leur occupation, ne pouvaient pas vraiment s’occuper de politique, donc il faut que les classes cultivées s’en occupent. Il dit que de toute façon pour nous autres, ce qui nous intéresse, nous autres, Modernes, n’est pas de participer aux affaires publiques. Tout ce que nous demandons à l’État c’est la garantie de nos jouissances. Cette phrase a été écrite pendant les premières années de la Restauration, il y a 160 ans, et elle dépeint tout à fait typiquement l’attitude moderne. Il demande à l’État la garantie de ses jouissances, c’est tout.

(...)

Mais par rapport à ce problème de la représentation, l’essentiel c’est quoi ? C’est que les citoyens anciens considéraient effectivement que la communauté, la polis était leur affaire. Ils se passionnaient pour ça. Les individus modernes, c’est là que le bât blesse, ne se passionnent pas.

(...)

Les plus récentes études, celle de Finley par exemple, montrent que quand une affaire importante était discutée dans l’assemblée du peuple à Athènes, il y avait 15 000, 20 000 personnes sur 30 000 citoyens. Il faut savoir ce que cela veut dire. Ça veut dire qu’il y avait des gens qui partaient à deux heures du matin du cap Sounion, de Laurion ou de Marathon pour être sur la Pnyx au moment du lever du soleil. Les Prytanes annonçaient que la délibération était ouverte. Et ils faisaient ça pour rien. Le salaire ecclésiastique a été introduit beaucoup plus tard. Ils perdaient une journée de travail, leur sommeil pour aller participer.

Pnyx (Athènes). Source : http://www.stoa.org/athens/sites/pnyx/source/p06093.html

Nous avons l’idée, nous Modernes, qu’il y a des gens qui possèdent une science politique, nous avons aussi l’idée qu’il y a une technicité des affaires politique et de l’État qui fait que le peuple ne peut pas gérer, ne peut pas gouverner, ne peut pas s’auto-gouverner. Or ces deux idées sont fausses parce que la politique, encore une fois, est une question d’opinions et de jugements, et ces opinions et jugements sur les affaires politiques bien entendu, il est évident que tout le monde ne les possède pas au même degré ou qu’il ne les possédera jamais au même degré. Le problème, c’est d’avoir des citoyens qui peuvent décider en connaissance de cause, la plupart du temps entre des opinions différentes, avec des argumentations différentes. Or, pour que les citoyens arrivent à ce point, il faut qu’ils soient éduqués de façon correspondante, d’où l’énorme importance que les Grecs accordaient à ce qu’ils appelaient la paideia, l’élevage, l’éducation de jeunes, qui n’était pas du tout simplement une éducation technique ou une éducation scolaire, qui était au plus profond sens du terme, l’éducation civile.

Tout le but de l’éducation, c’était d’amener cet enfant arrivé à l’âge de 18 ans à faire ses deux ans de ephèbeia, c’est-à-dire de service militaire aux frontières de l’Attique, où il apprenait le métier des armes, parce que tout citoyen était aussi soldat, et après de prêter le serment de la citoyenneté, il faudrait peut-être aussi qu’on y revienne, en étant éduqué pour devenir quelqu’un qui, comme le dit très bien Aristote dans sa définition de qui est citoyen, peut à la fois gouverner et être gouverné. Etre gouverné, dans cette phrase d’Aristote et dans l’esprit grec, ce n’est pas être gouverné comme on gouverne un mulet, ni même, comme aurait dit Aristote, comme on gouverne un esclave que lui considère comme quelqu’un qui ne peut pas décider pour lui. Etre gouverné, c’est être gouverné entre citoyens d’une cité libre. Etre gouverné, c’est pouvoir dire : oui maintenant l’orateur a raison ou il a tort. Il faut voter cette loi ou il ne faut pas la voter.

(...)

Donc pour nous, Modernes, il y a toute une tournure de l’éducation sociale qui détourne les gens des affaires publiques et ce n’est pas ces misérables heures d’éducation civique qu’on donne au lycée qui peuvent compenser cela.

Interview complète ici :

samedi 22 novembre 2014

Coil - Musick to play in the dark


Coil - Musick to play in the dark
Chalice, 1999

Are you shivering?
Red birds will fly out of the East and destroy Paris in a night
Red queen
Broccoli
Strange birds
The dreamer is still asleep

De Coil, je ne connaissais que les premiers albums (notamment le très bon "Horse rotorvator").
Il est probable que j'irai me plonger plus avant dans leur discographie (mais le prix maintenant très élevé de leurs albums pour cause de non-rééditions va poser un problème).

15 ans après "Scatology", c'est un groupe qui s'est complètement redéfini que nous retrouvons sur ce disque d'une heure.  "This is moon music", comme il est dit dans le premier titre. Et c'est en effet çà ; une musique qui évoque la nuit, la solitude. Le premier morceau donne le ton. Par petites touches de quelques notes saturées, d'une mélodie fredonnée, déformée, hésitante, reprenant son souffle, de bruitages discrets d'arrière-plan en rythme percussif s'éclipsant ensuite, et d'un choeur qui se rajoute après plus de 5 minutes, John Balance narre un texte en forme de poésie sombre... Ambiance nocturne définitivement réussie.

Avec "Red birds", on change d'ambiance avec une longue plage planante, instrumentale et synthétique, sur laquelle se déroulent mélodies lentes, bruitages aléatoires en avant (dans la deuxième moitié) et arpèges rapides à la sonorité spatiale "vintage" sonnant vraiment comme du Tangerine Dream. Retour à une ambiance plus posée avec "Red queen", qui commence avec des bruitages abstraits, étranges (insectes), avant qu'un piano jazzy entre en scène sur fond de choeurs bourdonants dissonnants, de percussions graves, de balais jazz, de voix étranges,  sur lesquels John Balance revient narrer de façon solonnelle un texte parlant de mise en danger, et de mensonges amplifiés ("What are you going to do if they don't believe you?"). Un morceau lent et bien construit.

Tout s'interrompt avec quelques notes bourdonnantes en intro de "Broccoli", avec le même type de bruitage craquelant que sur le premier morceau, et la même construction par toutes petites touches... L'ambiance nocturne réévoque à nouveau la solitude. Peter Christopherson chante d'une voix mal assurée et John Balance arrive récitant à contretemps le même texte commençant par la même étrangeté qui donne envie de sourire "Wise words from the departing : eat your greens, especially broccoli",  avant de se prolonger sur de sombres et solonnels sermons "By working the soil we cultivate good manners - is to say "please" and "thank you" - Especially for the things you never had" Un piano électrique reprennant peu ou prou la même mélodie chantée continue et termine le morceau là encore austère.

Le titre suivant est essentiellement une construction de bruitages synthétiques spatiaux, de cris d'oiseaux et de chiens, de voix déformées, d'un rythme de percussion qui disparaît...  Pendant 7'30, c'est un peu long. Les cris d'oiseaux mènent à une transition vers le dernier morceau de presque 10 minutes là encore assez dépouillé. Une rythmique cette fois moins originale mais discrète, quelques notes d'orgue, de basse, un piano électrique, John Balance qui chante cette fois (avec parfois un écho lointain et traînant) et le retour d'un choeur aigu en nappes. Plus accessible mais aussi assez aride, ce morceau est une bonne conclusion pour ce disque aux couleurs de la nuit et de la contemplation mélancolique et solitaire.

Un album lent, pas forcément facile d'accès, avec un joli travail sur la mise en place des instruments et bruitages qui restent au final assez discrets mais qui participent bien à l'ambiance de l'album, à la fois dépouillé et plein de petits détails qui laissent l'oreille à l'affût.  "Musick to play in the dark" nécessite vraiment d'être dans un contexte particulier (seul à la nuit venue, on est prévenu dès le titre) pour être vraiment apprécié dans ce qu'il a à offrir.

Titres préférés : "Are you shivering", "Red queen", "The dreamer is still asleep".
Album complet à écouter ici :

samedi 15 novembre 2014

Lucien Clergue (1934-2014)

Lucien Clergue est décédé aujourd'hui. Fondateur des Rencontres Photographiques d'Arles, il fut un des initiateurs du département de photographie du Musée Réattu, permettant à la photographie d'entrer dans un musée dédié aux beaux-arts en France. Connu notamment pour ses nus, ses photos ont été exposées dans le monde entier, notamment au MoMA de New York dès 1961.

Une exposition rétrospective se tient actuellement à Arles jusqu'au 4 janvier :

http://www.museereattu.arles.fr/les-clergue-d-arles.html

Quelques clichés (le choix n'a pas été simple) pour lui rendre hommage :


Deux femmes, 1997
Nu zebré avec tête, 1998
Nu zebré, 2007
Fille à la ficelle, 1952
Mannequin du chiffonnier, 1956
Maïs en hiver, 1960

Orange Blossom - Under the shade of violets

Orange Blossom - Under the shade of violets
Studio Enter sous licence exclusive Washi Washa, 2014

Ommaty
Lost
Ya sîdi
Pitcha
Jerusalem
Maria
Good Bye Kô
Mexico
The nubian
Black box
Pink man
Aqua


Deuxième mini-chronique musicale dans un genre différent, pour un groupe qu'on n'attendait plus (neuf ans après son précédent album), et dont cette réalisation est une très bonne surprise.
"Under the shade of violets" est donc le troisième album d'une formation nantaise à la composition qui a beaucoup varié, centré sur le duo Carlos Robles Arenas et Pierre-Jean Chabot, auquel s'est ajoutée la chanteuse égyptienne Hend Ahmed Hassen sur la plupart des morceaux, qui succède au poste à Leila Bounous, révélation d'"Everything must change". D'autres chanteurs et musiciens au nombre conséquent participent également à tout ou partie de l'album.

Le côté très électronique de l'album précédent n'est certainement pas effacé ("Pitcha" trip-hop ou la basse synthé de "Ya sidi" nous le rappellent par exemple), mais est un peu plus discret. Le côté rock est toujours là aussi (la montée finale de "Lost" ou le rock électro de "Black box" et "Pink man" rappellent bien "Everything...").  Les morceaux sont un peu moins enlevés (même si certains montent en puissance progressivement tels "Lost", "The nubian" ou même la ballade "Goodbye Kô")
mais témoignent d'un travail mélodique remarquable. Percussions, cordes de l'orchestre de Cholet, guitares, basses trouvent une place équilibrée. La profusion de musiciens pourrait pourtant être néfaste, mais le travail a été très bien supervisé et tout semble s'accorder naturellement. Cet album est d'une telle richesse que plusieurs écoutes sont nécessaires pour ne pas en rater quelque chose. Pour le chant, là où Leila Bounous alliait énergie et mélodie, Hend Ahmed Hassan a un chant plus classique mais aux accents parfois empreints de gravité ("Lost", "Maria") ; il est difficile de comparer car les registres sont différents. Hend assure très bien comme Leila le faisait, chacune dans le contexte musical global de leur album.

Quant à l'ambiance, bien sûr, c'est le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord qui sont mis essentiellement à l'honneur, avec notamment le chant en arabe (Hend, mais aussi Kheder Alattar sur quelques morceaux)  des percussions entêtantes et un ensemble de cordes mélancoliques ("Ommaty", "Maria") qui s'accordent pour le meilleur. Mais pas que. "Mexico" se fait plus latin (et inclut un couplet en français), "The nubian" mêle cuivres aux sonorités orientales sur une base beaucoup plus africaine, avant de finir sur une partie rock explosive inattendue. Et l'album finit de manière inattendue sur un air de samba percussive êchevelée (pas forcément le morceau que je préfère, alors que j'apprécie la musique brésilienne, mais là, ça ne colle juste pas avec le reste du disque).

En conclusion, un joli retour qui laisse présager de bien beaux concerts quand ils passeront près de chez vous. Et sinon, à écouter pour voyager en esprit.

Titres préférés : "Ommaty", "Pitcha", "Maria", "Good Bye Kô".

mercredi 12 novembre 2014

Le tombeau d'Amphipolis

Aujourd'hui, les archéologues annoncent la découverte du squelette du tombeau d'Amphipolis, plus grand monument funéraire connu en Grèce. Il remonterait au dernier quart du IVème siècle avant JC, soit les quelques décennies immédiatement après la mort d'Alexandre le Grand. De nombreuses interrogations sur qui était le défunt et un grand mystère sur le fait que ce monument colossal n'était apparement mentionné dans aucun document historique...

"A vingt mètres de profondeur, ce sépulcre exceptionnel est flanqué d'un mur d'enceinte en pierres calcaires recouvertes de marbre, de 497 mètres de circonférence et de trois mètres de haut, également enseveli sous les gravats. Une infime partie de celui-ci avait été découverte en 1965, mais ce n'est qu'à partir de 2012 que les fouilles des archéologues l'ont entièrement dégagé. Leurs recherches les ont aussi conduits à identifier la partie haute du monument: un lion de pierre, dont les fragments avaient été retrouvés et reconstitués en statue dans les années 1930, et qui dominait autrefois la vallée d'Amphipolis. La qualité du monument laisse penser qu'il pourrait être l'œuvre de l'architecte grec Deinokratis, chargé par Alexandre le Grand de concevoir le plan de la ville d'Alexandrie." (Le Figaro)

 "La sépulture "est un ouvrage public pour la construction duquel fut utilisée la plus importante quantité de marbre jamais employée en Macédoine antique". "Le coût extraordinaire de la construction rend improbable le fait qu'elle ait été consacrée à l'inhumation d'une personne privée."

En d'autres termes, le richissime royaume de Macédoine porté à son apogée par Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C..), regorgeant d'or et de métaux précieux, aurait bâti ce monument pour une personnalité de rang royal, décrypte l'historien grec Miltiade Hatzopoulos, spécialiste de cette période. Cette version éliminerait des prétendants au cercueil les généraux et amis d'Alexandre pour recentrer les hypothèses sur la famille du conquérant macédonien, marquée par les conspirations, les trahisons, les assassinats. Oui, mais voilà, "il ne reste pas beaucoup de membres masculins de cette famille dont on ignore le lieu de sépulture", assure Miltiade Hatzopoulos.

Comme la plupart des historiens, il ne croit pas que le tombeau puisse être celui d'Alexandre, mort à 32 ans à Babylone, mais inhumé, selon toute vraisemblance, à Alexandrie, en Égypte. Sa mère Olympias ? Sa femme Roxane ? "Il est rare qu'on fasse de telles structures pour des femmes", selon Miltiade Hatzopoulos. D'autres rois macédoniens ayant succédé à Alexandre ? L'examen des ossements pourrait notamment apporter des précisions sur l'âge et le sexe du défunt." (Le Point)

A suivre donc dans les prochaines semaines et prochains mois.

Beaucoup d'informations et de photos ici :
http://www.theamphipolistomb.com


L'enlèvement de Perséphone, mosaïque de 4,5m par 3 m


Les sphinx à l'entrée du tombeau

Une des caryatides du tombeau (2,27m de haut et une base en marbre de 1m40 de haut)

Horst P. Horst

Quelques clichés de Horst P. Horst (1906-1999), photographe allemand puis américain qui a longtemps travaillé pour "Vogue". Un style inspiré pour partie par la sculpture grecque. Une exposition lui est consacrée actuellement à Londres "Horst: Photographer of Style" au Victoria & Albert Museum jusqu'au 4 janvier 2015.

http://www.vam.ac.uk/content/exhibitions/exhibition-horst-photographer-of-style/

Mainbocher corset, 1939
Helen Bennett, 1936
Odalisque I, 1943
Barefoot beauty, 1941
Hands, hands..., 1941
Gene Tierney,1940.
Round the clock, 1987

mardi 11 novembre 2014

The Wake - Here comes everybody

The Wake - Here comes everybody
Factory Records (FACT 130), 1985
Réédition LTM, 2002 avec 8 bonus

O Pamela
Send them away
Sail through
Melancholy man
World of her own
Torn calendar
All I asked you to do
Here comes everybody

Première "mini-chronique" musicale (n'ayant pas de talent d'écriture ni les références attendues d'un journaliste musical, je me tiendrai à ce genre d'articles de longueur réduite en forme de partage de coup de coeur) pour un petit classique dans son genre. "Here comes everybody" est le 2ème album de The Wake. Alors que son prédécesseur "Harmony" était assez sombre et partiellement sous influence typiquement Joy Division, cet album oscillant entre tempos lents et mid, est certes assez mélancolique, moins sombre et bien que gardant une sérieuse patte post-punk ("Send them away", "O Pamela") beaucoup plus aéré. Le son, les nappes de synthé, le chant mélodique tout en retenue de Gerard McInulty et les choeurs discrets et fragiles de Carolyn Allen y sont pour quelque chose dans cette ambiance, qui s'accorde bien avec le groove efficace de la basse. Le côté pop (l'harmonica inattendu sur "World of her own") est renforcé avec les bonus qui accompagnent les dernières éditions de cet album et qui lorgnent davantage dans cette direction. On citera notamment "Talk about the past" (très neworderien avec là aussi de l'harmonica et le piano discret en réverb' de Vini Reilly), le très bon "Gruesome castle" ou "Pale spectre" chanté par Carolyn Allen rempli de "shalala la la". Bref, un album qui fait presque le lien entre post-punk et la future scène "dream pop", et dont je vous recommande l'écoute.

Titres préférés : "O Pamela", "Melancholy man", "All I asked you to do".
Quelques extraits ici :

Blaise Cendrars - J'ai tué


Ils viennent. De tous les horizons. Jour et nuit. Mille trains déversent des hommes et du matériel. Le soir, nous traversons une ville déserte. Dans cette ville, il y a un grand hôtel moderne, haut et carré. C’est le G.Q.G. Des automobiles à fanion, des caisses d’emballage, une chaise-balançoire de bazar. Des jeunes gens très distingués, en tenue impeccable de chasseur, causent et fument. Un roman jaune sur le trottoir, une cuvette et une bouteille d’eau de Cologne. Derrière l’hôtel, il y a une petite villa enfouie sous les arbres. On n’en voit pas bien la façade. Une tache blanche. La route passe devant la grille, tourne et longe le mur du parc. On marche soudain sur une profonde litière de paille fraîche qui absorbe le bruit traînard des miliers et des milliers de godillots qui viennent. On n’entend que le frôlement des bras balançés en cadence, le cliquetis d’une baïonnette, d’une gourmette ou le heurt mat d’un bidon. Respiration d’un million d’hommes. Pulsation sourde. Involontairement, chacun se redresse et regarde la maison, la petite maison du généralissime. Une lumière filtre entre les volets disjoints, et dans cette lumière passe et repasse une ombre amorphe. C’est LUI. Ayez pitié des insomnies du Grand Chef Responsable qui brandit la table des logarithmes comme une machine à prières. Un calcul de probabilités l’assomme sur place. Silence. Il pleut. Au bout du mur, la paille cesse. L’on tombe et repatauge dans la boue. C’est la nuit noire. Les chants de marche reprennent de plus belle.

Catherine a les pieds d’cochon
Les chevilles mal faites
Les genous cagneux
Le crac moisi
Les seins pourris

Voici les routes historiques qui montent au front.

A nous les gonzesses
Qu’ont du poil aux fesses
On les reverra
Quand la classe (bis)
On les reverra
Quand la classe  reviendra
……………………………
Soldat, fais ton fourbi
Pas vu, pas pris
Mes vieux roustis !
Encore un bicot d’enculé
Dans la cagna de l’adjudant
……………………………
Père Grognon
Descends ton pantalon
Tiens, voilà du boudin (ter)
Pour les Alsaciens, les Suisses et les Lorrains
……………………………
Pan, pan l’Arbi
Les chacals sont par ici
……………………………
C’était par un soir de printemps
Dans l’extrême-sud une colonne en marche
……………………………
V’là l’bat’ d’Af’ qui passe
Qui passe et repasse
Sauf les Tonkinois
Qui vont s’la tirer dans trois mois
……………………………


Les camions ronflent. A gauche, à droite, tout bouge lourdement, pesamment. Tout s’avance par à-coups, par saccades, dans la même direction. Des colonnes, des masses s’ébranlent. Tout le tremblement. Cela sent le cul de cheval enflammé, la motosacoche, le phénol et l’anis. On croirait avoir avalé une gomme tant l’air est lourd, la nuit est irresponsable, les champs empestés. L’haleine du père Pinard empoisonne la nature. Vive l’aramon dans le ventre qui brûle comme une médaille vermeille ! Soudain un avion s’envole dans une grande pétarade. Les nuages l’avalent. La lune roule par derrière. Et les peupliers de la route nationale tournent comme les rayons d’une roue vertigineuse. Les collines dégringolent. La nuit cède sous cette poussée. Le rideau se déchire. Tout pète, craque, tonne, tout à la fois. Embrasement général. Mille éclatements. Des feux, des brasiers, des explosions. C’est l’avalanche des canons. Le roulement. Les barrages. Le pilon. Sur la lueur des départ se profilent éperdus des hommes obliques, l’index d’un écriteau, un cheval fou. Battement d’une paupière. Clin d’oeil au magnésium. Instantané rapide. Tout disparaît. On a vu la mer phosphorescente des tranchées, et des trous noirs. Nous nous entassons dans les parallèles de départ, fous, creux, hagards, mouillés, éreintés et vannés. Longues heures d’attente. On grelotte sous les obus. Longues heures de pluie. Petit froid. Petit gris. Enfin l’aube en chair de poule. Campagnes dévastées. Herbes gelées. Terres mortes. Cailloux souffreteux. Barbelés crucifères. L’attente s’éternise.. Nous sommes sous la voûte des obus. On entend les gros pépères entrer en gare. Il y a les locomotives dans l’air, des trains invisibles, des télescopages, des tamponnements. On compte le coup double des rimailhos. L’ahanement du 240. La grosse caisse du 120 long. La toupie ronflante du 155. Le miaulement fou du 75. Une arche s’ouvre sur nos têtes. Les sons en sortent par couple, mâle et femelle. Grincements. Chuintements. Ululements. Hennissements. Cela tousse, crache, barrit, hurle, crie et se lamente. Chimères d’acier et mastodontes en rut. Bouche apocalyptique, poche ouverte, d’où plongent des mots inarticulés, énormes comme des baleines saoules. Cela s’enchaîne, forme des phrases, prend une signification, redouble d’intensité. Cela se précise. On perçoit un rythme ternaire particulier, une cadence propre, comme un accent humain. A la longue, ce bruit terrifiant ne fait pas plus d’effet que le bruit d’une fontaine. On pense à un jet d’eau, à un jet d’eau cosmique, tant il est régulier, ordonné, continu, mathématique. Musique des sphères. Respiration du monde. Je vois nettement un plein corsage de femme qu’une émotion agite doucement. Cela monte et descend. C’est rond. Puissant. Je songe à La Géante de Baudelaire. Sifflet d’argent. Le colonel s’élance les bras ouverts. C’est l’heure H. On part à l’attaque la cigarette aux lèvres. Aussitôt les mitrailleuses allemandes tictaquent. Les moulins à café tournent. Les balles crépitent. On avance en levant l’épaule gauche, l’omoplate tordue sur le visage, tout le corps desossé pour arriver à se faire un bouclier de soi-même. On a de la fièvre plein les tempes et de l’angoisse partout. On est crispé. Mais on marche quand même, bien aligné et avec calme. Il n’y a plus de chef galonné. On suit instinctivement celui qui a toujours montré le plus de sang-froid, souvent un obscur homme de troupe. Il n’y a plus de bluff. Il y a bien encore quelques braillards qui se font tuer en criant : « Vive la France ! » ou « C’est pour ma femme ! »


Généralement, c’est le plus taciturne qui commande et qui est en tête, suivi de quelques hystériques. Voilà le groupe qui stimule les autres. Le fanfaron se fait petit. L’âne brait. Le lâche se cache. Le faible tombe sur les genoux. Le voleur vous abandonne. Il y en a qui escomptent d’avance des porte-monnaie. Le froussard se carapate dans un trou. Il y en a qui font le mort. Et il y a toute la bande des pauvres bougres qui se font bravement tuer sans savoir comment ni pourquoi. Et il en tombe ! Maintenant les grenades éclatent comme dans une eau profonde. On est entouré de flammes et de fumées. Et c’est une peur insensée qui vous culbute dans la tranchée allemande. Après un vague brouhaha, on se reconnaît. On organise la position conquise. Les fusils partent tout seuls. On est tout à coup là, parmi les morts et les blessés. Pas de répit. « En avant ! En avant ! » On ne sait pas d’où vient l’ordre. Et l’on repart en abandonnant le sac. Maintenant on marche dans de l’herbe haute. On voit des canons démolis, des fougasses renversées, des obus semés dans les champs. Des mitrailleuses vous tirent dans le dos. Il y a des Allemands partout. Il faut traverser des feux de barrage. De gros noirs autrichiens qui écrabouillent une section entière. Des membres volent en l’air. Je reçois du sang plein le visage. On entend des cris déchirants. On saute les tranchées abandonnées. On voit des grappes de cadavres, ignobles comme les paquets de chiffonniers ; des trous d’obus, remplis jusqu’au bord comme des poubelles ; des terrines pleines de choses sans nom, du jus, de la viande, des vêtements et de la fiente. Puis dans les coins, derrière les buissons, dans un chemin creux, il y a les morts ridicules, figés commes des momies, qui font leur petit Pompéi.


Les avions volent si bas qu’ils vous font baisser la tête. Il y a  là-bas un village à enlever. C’est un gros morceau. Le renfort arrive. Le bombardement reprend. Torpilles à ailettes, crapouillots. Une demi-heure, et nous nous élançons. Nous arrivons à vingt-six sur la position. Prestigieux décor de maisons croulantes et de barricades éventrées. Il faut nettoyer ça. Je revendique alors l’honneur de toucher un couteau à cran. On en distribue une dizaine et quelques grosses bombes à la mélinite. Me voici à l’eustache à la main. C’est à ça qu’aboutit toute cette immense machine de guerre. Des femmes crèvent dans les usines. Un peuple d’ouvriers trime à outrance au fond des mines. Des savants, des inventeurs s’ingénient. La merveilleuse activité humaines est prise à tribut. La richesse d’un siècle de travail intensif. L’expérience de plusieurs civilisations. Sur toute la surface de la terre, on ne travaille que pour moi. Les minerais viennent du Chili, les conserves d’Australié, les cuirs d’Afrique. L’Amérique nous envoie des machines-outils, la Chine de la main d’oeuvre. Le cheval de la roulante est né dans les pampas de l’Argentine. Je fume un tabac arabe. J’ai dans ma musette du chocolat de Batavia. Des mains d’hommes et des mains de femmes ont fabriqué tout ce que je porte sur moi. Toutes les races, tous les climats, toutes les croyances y ont collaboré. Les plus anciennes traditions et les procédés les plus modernes. On a bouleversé les entrailles du globe et les moeurs ; on a exploité des régions encore vierges et appris un métier inexorable à des êtres inoffensifs. Des pays entiers ont été transformés en un seul jour.

Offensive sur le front de Notre-Dame-de-Lorette, à Ablain-Saint-Nazaire (Pas-de-Calais), le 15 avril 1915. (AFP)
L’eau, l’air, le feu, l’électricité, la radiographie, l’acoustique, la balistique, les mathématiques, la métallurgie, la mode, les arts, les superstitions, la lampe, les voyages, la table, la famille, l’histoire universelle sont cet uniforme que je porte. Des paquebots franchissent les océans. Les sous-marins plongent. Les trains roulent. Des files de camions trépident. Des usines explosent. La foule des grandes villes se rue au ciné et s’arrache les journaux. Au fond des campagnes les paysans sèment et récoltent. Des âmes prient. Des chirurgiens opèrent. Des financiers s’enrichissent. Des marraines écrivent des lettres. Mille millions d’individus m’ont consacré toute leur activité d’un jour, leur force, leur talent, leur science, leur intelligence, leurs habitudes, leurs sentiments, leur coeur. Et voilà qu’aujourd’hui j’ai le couteau à la main. L’Eustache de Bonnot. « Vive l’humanité ! » Je palpe une froide vérité sommée d’une lame tranchante. J’ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité. J’ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Oeil pour oeil, dent pour dent. A nous deux maintenant. A coup de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre.

Nice, 3 février 1918.

Source : http://flaneriequotidienne.wordpress.com/2012/04/08/les-textes-du-moi-avril-2012-jai-tue-de-blaise-cendrars-nice-3-fevrier-1918/



jeudi 6 novembre 2014

Introduction

Bonjour et bienvenue en ce petit domaine.
Après des années sur Facebook, me voici à créer à nouveau un espace personnel à la fois public et discret.

N'ayant pas de grands talents artistiques, il n'y aura pas beaucoup de créations personnelles exposées. Juste des coups de cœur dont j'ai envie de parler, que je souhaite partager et sur lesquels j'espère échanger, et que ça soit profitable à tout le monde.

Côté styles abordés, notamment en musique, je ne m'impose pas vraiment de limite a priori, sauf à parler de styles que je ne maîtrise absolument pas. Il pourra y avoir du rock 60's, du darkwave, des "musiques du monde", de l'électro, de l'industriel, du synthé 80's, du plus ou moins facile d'accès, voire des conneries...

Je souhaite que ce blog soit un petit havre de tranquillité, sans le flux d'informations permanent, agressif et finalement vain de Facebook. Que ce soit un endroit sans photos de petits chats, sans hoax re-postés à la va-vite sous le coup de l'émotion et fait uniquement pour développer l'émotion et pas la réflexion, sans statuts larmoyants incitant au partage parce que "je sais que seulement 2% des gens le partageront, alors montre que tu en fais partie en le recopiant sur ton mur". Je vais essayer d'éviter le "bruit" que nous subissons tous du matin au soir.

Après, je sais que je ne pourrai contenter tout le monde. Certains aimeront la partie photos mais trouveront les musiques bizarres, d'autres aimeront la musique mais trouveront les photos bêbêtes ou sexistes... Tant pis. Si vous ne vous sentez pas concernés par un article, au moins vous ne le subirez pas dans votre flux d'informations et vous n'aurez qu'à passer outre.

Et ici, il n'y aura pas de vie privée exposée et mise en scène. La vie privée restera privée et ce sera bien mieux comme çà. Et de manière générale, sauf moments exceptionnels, ça ne devrait être que comme çà.

Bonne visite.